Nouvelles de Marseille volume 1
Nouvelles de Marseille
Volume 1
Les aventures imaginaires d’un maître en arts martiaux vietnamiens à Marseille.
Entre polar et fantastique, action et philosophie, parsemé de combats et de traditions extrême-orientales.
Dépaysant…
15,75 €
Extrait de « Nouvelles de Marseille – volume 1 »
« L’ENTRETIEN D’EMBAUCHE »
Cette nouvelle me replonge dans mes racines profondes, dans un pays de douceur ravagé par la folie des hommes et leurs guerres incessantes. Une famille parmi tant d’autres balayée au gré de l’histoire…
Introduction
Après avoir roulé sur la corniche Kennedy, la voiture noire s’arrêta à la villa Valmer. Les deux hommes qui en descendirent, vêtus d’un costume sombre étaient très élégants. Le plus jeune s’adressa ainsi à son aîné :
- “ Cinquième oncle, je suis heureux que tu aies accepté ma proposition. Je pense que cet emploi te conviendra.
- Serais-je au niveau ?
- Tu sais bien que oui, oncle Thanh. En ta qualité de futur directeur adjoint des ressources humaines, nous serons très souvent en contact. J’ai confiance et eux ont besoin de toi.
- Quand tu parles ainsi, tu me fais penser à ton défunt père.
- Maintenant concentre-toi et reviens-moi avec un large sourire de ton entretien d’embauche. Je t’attendrai dans le jardin.
- Merci, mon neveu. Merci, Ho. ”
Le plus jeune des deux hommes avait une quarantaine d’années et mesurait un mètre quatre-vingt environ. Il s’appelait Tran-Van-Ho, mais tout le monde l’appelait Maître Ho, car il était plus connu dans sa qualité de maître en arts martiaux que dans son rôle de chargé de mission.
Le deuxième homme aux tempes grisonnantes devait avoir dans les cinquante-cinq ans, peut-être plus. Plus petit, mais trapu, il possédait aussi le titre de maître en arts martiaux et avait eu pour disciple Maître Ho. Ce dernier, enfant chétif et maladif avait été confié par son père à ce frère talentueux afin que ce dernier fils puisse retrouver la santé. Son oncle Tran-Van-Thanh accomplit parfaitement sa mission et en était très fier. Il lui disait souvent : “ Tu es mon sixième fils ”.
Les deux hommes restèrent quelques secondes silencieux puis Tran-Van-Thanh tourna les talons et se dirigea d’un pas volontaire vers l’imposante bâtisse.
Chapitre 1
“ Contact ”
La villa Valmer était une impressionnante demeure construite à flanc de colline et devait dater du XIXème siècle. Elle bénéficiait d’une excellente exposition face à la rade marseillaise. Pour y accéder, il fallait gravir un chemin sinueux bordé d’arbres majestueux et de cactées gigantesques qui s’épanouissaient dans le parc de la propriété. Il en émanait un sentiment de quiétude et de noblesse à la fois.
La journée était ensoleillée, douce. Quelques voiliers, minuscules triangles blancs sur la mer, étaient comme des fleurs vivantes dansant sur les vagues et au dessus d’eux volaient indolents, des goélands argentés.
Tran-Van-Thanh entra et une charmante hôtesse aux cheveux blonds l’introduisit dans le vaste bureau. Derrière une longue table se tenaient assises cinq personnes - trois hommes et deux femmes - qui se levèrent pour accueillir le nouveau venu. L’homme qui se tenait au centre prit la parole.
- “ Approchez, approchez et mettez-vous à l’aise. ”
Tous se rassirent silencieusement, en un seul mouvement.
- “ Je suis le fondé de pouvoir, Jean Mallurin-Combret. Je vous présente Monsieur Jean-Pierre Pesce, directeur général des services, Madame Lisette Lubini, chef de cabinet, Monsieur Émile Gonzalez, directeur des ressources humaines et Madame Henriette Leschini, son adjointe qui, hélas doit nous quitter bientôt. Nous avons lu avec beaucoup d’attention votre curriculum-vitae. Très impressionnant. Considérez-vous d’ores et déjà faisant partie de nos effectifs. L’entretien que nous allons avoir ne sera que de pure forme. Je vous avouerai que votre neveu, fort talentueux d’ailleurs et d’une probité hors normes, nous a unanimement convaincus. Vous pourrez nous parler de ce que vous voudrez. Pour ma part, je n’aurai que quelques question à vous poser. C’est à vous.
- Je pourrais vous relire mon curriculum-vitae que vous avez certainement sous les yeux, cependant, je préfèrerai répondre à vos interrogations me concernant et concernant ma candidature sur ce poste.
- Fort bien. Madame Lubini ?
Madame Lubini une femme corpulente d’une cinquantaine d’années arborant à son cou un collier de grosses perles qu’elle caressait sans cesse prit la parole.
- Oui. Monsieur Tran, pourriez-vous nous parler de votre expérience militaire ?
- Bien sûr. J’étais capitaine dans l’armée régulière sud vietnamienne et avais la responsabilité d’une compagnie de cent vingt hommes regroupés en quatre sections de trente. Les trois premières sections avaient en charge la protection de la zone nord-ouest de Saïgon, ma ville natale, appelée aujourd’hui Ho Chi Minh-Ville. La quatrième était une section d’instruction. Je suis moi-même instructeur dans plusieurs matières. Ce poste était difficile à tenir, mais j’y suis resté près de trois années.
- En quoi était-ce difficile ?
- C’était la guerre, Madame. Avoir une telle responsabilité à vingt-cinq ans forge un caractère.
La section marchait au pas dans un ordre parfait. Un coup de sifflet les arrêta.
- “ Sergent ?
- Oui, mon capitaine.
- Séparez les quatre sections. Nous allons revoir nos techniques de combat
- Bien, capitaine. ”
Les soldats de ma compagnie avaient la particularité de tous pratiquer les arts martiaux traditionnels du Vietnam. J’avais choisi très minutieusement chacun de ces hommes pour leurs motivations, le goût de ces pratiques ancestrales et mon accroche personnelle avec eux. Il devait en résulter une cohésion sans faille. En effet, il était plus que nécessaire, indispensable, que la compagnie évolue comme les doigts de la main. J’avais été le plus jeune expert en arts martiaux du pays et mon exigence personnelle était très haute. Tous le savaient. D’ailleurs, chacun d’entre eux avait le niveau de “ dai do ”, ceinture rouge et possédait par là même, les qualités requises pour être instructeur.
Leur entraînement commençait par la répétition d’enchaînements codifiés, des “ quyen ”. Ils effectuèrent dans un ordre parfait, “ l’enchaînement des quatre montagnes ”, puis celui du “ dragon de pierre ”. Enfin, ils terminèrent par “ l’enchaînement des hirondelles de jade ”, un exercice difficile et dangereux car nécessitant l’utilisation de deux longs couteaux aux formes curieuses. Les techniques de combat rapproché occupèrent mes hommes une bonne heure et c’est en nage qu’ils rejoignirent leurs cantonnements.
- Avez-vous subi des attaques ? Etes-vous allé au feu ?
- Bien sûr. ” répondit-il laconiquement.
- “ Et que pensait de vous, votre supérieur hiérarchique, le commandant Pham ?
- Il a appuyé ma nomination au grade de commandant lorsqu’il est parti sur la base de Plây-Ku.
- Je vous remercie. ”
Les membres du jury toujours attentifs se consultaient discrètement du regard. Madame Leschini prenait quelques notes pendant que Monsieur Pesce lissait sa cravate jaune. Quant à Monsieur Mallurin-Combret, son sourire courtois s’était un peu plus appuyé.
Chapitre 2
“ Comment avez-vous vécu votre expérience en matière de management ? ”
Le directeur des ressources humaines, Monsieur Emile Gonzales prit à son tour la parole. Assez petit et vêtu d’un costume de trois pièces d’un noir profond. Il avait de petits yeux pétillants d’intelligence et sous des aspects courtois, une forte autorité émanait de lui. Détail marquant : ses cheveux étaient teints en noir.
- “ Capitaine puis commandant. Comment avez-vous vécu votre expérience en matière de management ?
- Très naturellement. En effet, j’ai toujours eu dès mon enfance, des positions de commandeur. Ma famille faisait partie de la noblesse depuis près de cinq siècles. Et avec un père gouverneur et un grand-père seigneur, vous comprendrez aisément que ce sens là devient presque inné.
- Oui, bien sûr. Je présume que le sens de l’équipe est important pour vous.
- Bien sûr. Je n’abandonne jamais un de mes collaborateurs… ”
La patrouille avait été prise sous les tirs croisés des nombreux maquisards embusqués dans la végétation luxuriante et dès les premières secondes, les jeunes soldats Le-Van-Tong et Diep-Van-Phuc furent touchés. Les balles sifflaient au dessus de nos casques et faisaient voler des mottes de terre du talus.
- “ Sergent.
- Oui, capitaine.
- Positionnez la section et dans deux minutes, dès que je tirerai la fusée, appliquez la stratégie 17. Ordre de repli.
- Bien capitaine. ”
Toutes les stratégies de combat et manœuvres avaient été répertoriées et codifiées. Chacun des soldats de la compagnie les connaissaient par cœur. Ainsi, les objectifs opérationnels étaient facilités d’autant.
La fusée de détresse rouge s’élevant au dessus des arbres fut le signal. Un déluge de feu et d’explosions à l’initiative des soldats de la troisième section interrompirent l’attaque ennemie. Ils lancèrent des grenades fumigènes en amorçant le repli vers leur base. Je portai moi-même un des deux blessés sur près de deux kilomètres. Dès que nous fûmes à l’abri et hors de portée des tirs meurtriers, nous constatâmes avec soulagement que tout le monde était présent. Tong s’en tira avec une large et longue cicatrice sur le mollet gauche et Phuc perdit hélas, deux doigts de la main droite.
Je passai parmi ces hommes serrant une main, tapotant un casque, touchant au passage une épaule comme pour m’assurer que tous étaient bien réels. Ils avaient eu peur mais ma présence les rassura.
- “ Je suis vraiment triste de devoir me battre contre les miens, mais c’est l’histoire. Nous pourrons en reparler dans quelques années lorsque nous nous reverrons. Et je raconterai vos exploits à vos nombreux enfants. ”
Un rire amusé parcouru les rangs.
- “ Ne traînons pas. Le danger n’est peut-être pas totalement écarté. Nous rentrons à la base. Mais n’oubliez jamais ceci : nous partons à dix et nous devons revenir à dix… ”
La fin de la guerre éparpilla ces hommes. Certains ont rejoint leurs ancêtres, d’autres comme Tong et Phuc vivent actuellement aux USA, respectivement, à Camarillo en Californie et à New-Port en Géorgie. Bien qu’étant fort éloignés pour certains, ils avaient gardé un lien solide de respect et d’amitié, chose rare aujourd’hui. C’est certainement grâce à cet esprit de fidélité et de loyauté inhérent aux arts martiaux que ces hommes non seulement correspondaient, mais s’entraidaient aussi.
- “ … Et j’ai souvent l’habitude de dire que si nous partons à dix, nous devons revenir à dix.
- Je vous remercie. ”
L’esprit de Tran-Van-Thanh s’attardait sur des visages, des sourires un peu flous, des odeurs, quand un petit raclement de gorge le ramena à la réalité marseillaise. Monsieur Gonzales le regardait intensément, essayant de sonder son regard et lui, comme toute réponse, affichait un sourire neutre.
Chapitre 3
“ Avez-vous déjà tué ? ”
Madame Henriette Leschini se lissa une mèche et la coinça derrière son oreille. Elle prit à son tour la parole.
- “ Que pensez-vous de la justice de notre pays, notamment concernant les crimes et délits ?
- Je ne pourrais donner de jugement sur la justice du pays qui m’a accueilli, cependant je pense que si des lois ont été votées par des représentants du peuple, elles doivent être appliquées pour tous et toutes. Quant aux crimes, seul un juge peut se prononcer.
- Je ne pense pas que vous ayez déjà tué quelqu’un, mais…
- C’est exact. ”
Un soleil rouge, déjà chaud enflammait la mer calme. Tous mes compagnons et compagnes dormaient encore sur ce petit bateau de quinze mètres qui dérivait lentement vers le sud. Le sud ! C’était notre seule chance et les dieux étaient avec nous.
Douze jours déjà que nous avions pu nous enfuir en partant de la pointe de Ca-Mau, sans que les soldats de l’armée communiste s’en fussent aperçu. Et puis voilà deux jours que notre petite réserve de carburant avait disparu dans le petit moteur bricolé par Monsieur Lê-Huu-Tuan, un ancien mécanicien.
Nous étions 33. Comme chez le docteur : “ Dites 33. ” 33. 33. ” Et cela depuis hier seulement : Thi Tuy avait accouché d’un beau petit garçon tout joufflu avec l’aide de ses sœurs et de sa jeune tante. La mère et l’enfant se reposaient paisiblement sur ce morceau de bois dérivant sur la mer de Chine. Une étoile de bonheur dans ce monde hostile et cruel…
Je scrutai l’horizon, à la recherche d’éventuels sauveteurs. En effet, nous savions qu’un bateau français quadrillait cette zone de quelques milliers de kilomètres carrés, une surface grande comme la main d’un enfant sur une carte, à la recherche de “ boat-people ”, à notre recherche.
Et mon cœur battait un peu plus fort quand le soleil brouillait mes yeux et noyait mon esprit de mirages. Plusieurs fois déjà, nous avions cru apercevoir la coque grise d’un bateau, mais la vision s’était estompée. Une autre fois, un bateau, tout près de l’horizon, est passé sans nous voir, nous qui avions crié, agité nos vêtements pour attirer leur attention, pour nous faire voir. Et puis nous sommes allés nous faire voir car le bateau avait continué sa route.
Le soleil était maintenant à deux doigts au dessus de l’horizon, des souvenirs submergèrent mon esprit… “ Détends-toi et fixe le soleil. Le soleil est source de toute vie, laisse ton corps se remplir de vie, d’énergie… ” Mon père m’enseignait les rudiments du VO, notre art martial traditionnel que les “ TÂY ”, les français, appelaient la boxe. Comme tous les matins, je méditais, face au soleil, avant d’aborder la pratique des exercices de Noi-cong, cette gymnastique lente qui permettait de fluidifier l’énergie interne, lui permettant de mieux parcourir le corps humain et de le tonifier. J’étais assis à l’avant du bateau, sur un plat-bord salé et humide et libérais mon esprit. Combien de temps restais-je ainsi ? Je ne puis le dire. J’étais bien, presque heureux. J’oubliais la faim, la soif, la peur, le désespoir qui commençait à nous gagner et me détachais de mon corps pour le rendre plus fort. Je “ repoussais le ciel ”, puis “ la terre ”, puis les deux en même temps. Au passage, “ je décochais une flèche sur le tigre ”, avant de “ repousser les montagnes ”.
Le bébé de Thi-Tuy se réveilla et bientôt, mes compagnons de voyage l’imitèrent. L’enfant insouciant tétait goulûment ce sein pauvre et vite asséché tandis que les autres engloutissaient leurs maigres rations. Sa mère chantait une berceuse où il était question d’un petit garçon qui pleurait après être tombé dans la rizière et son enfant s’endormait doucement.
Tout à coup, elle se redressa et poussa un cri. Le bébé sursauta et se mit à pleurer. Elle pointait un doigt à bâbord et tous, nous regardions au loin : il y avait un bateau ! Un minuscule point qui, semblait-il, s’avançait vers nous. Nous avons crié, agité nos vêtements, même allumé un feu sur le pont. Eux, ils tirèrent une fusée rouge. Enfin, nous étions sauvés. Les médecins français nous avaient trouvés. Au bout d’une heure, nous pouvions apercevoir l’embarcation et notre sang se glaça dans nos veines. Aucun drapeau ne flottait sur le mat de la jonque thaïlandaise. Par contre, le canon noir et meurtrier d’une mitrailleuse lourde, de type russe, accrochait les rayons du soleil. Des pirates ! Ils envoyèrent une rafale de plombs à l’avant de notre esquif à titre de sommation, puis hurlèrent de joie à la vue des femmes et des hommes épuisés que nous étions. Certains tirèrent en l’air. Ils étaient huit.
L’abordage se fit comme dans un film. Ils sautèrent sur le pont en hurlant, tout en exhibant leurs armes. Ils nous dépouillèrent du peu d’argent et des bijoux qui nous restaient après le paiement des fonctionnaires soudoyés à grands coups de lingots d’or et de jades précieux.
Ensuite, leurs instincts sanguinaires s’éveillèrent : viols, meurtres, mutilations. Tout cela serait leur horrible signature. L’un d’entre eux oubliant toute prudence, se jeta sur une femme et lui arracha ses vêtements. Les autres l’imitèrent. L’un deux passant près de moi, me bouscula et m’envoya un coup de crosse sur la nuque. J’esquivai facilement, attrapai au passage, sa “ kalachnikov ” et le jetai sur le pont en lui crevant les yeux avec mes deux doigts en utilisant la technique des crocs du serpent, avant qu’il ne puisse réagir. Mes compagnons, alertés par mon geste se ruèrent sur les pirates.
Je pris l’arme et abattis deux hommes d’une rafale dans le corps. Une femme se jeta sur l’un d’entre eux et lui arracha la gorge avec ses dents. L’homme s’affaissa avec un horrible gargouillis avant d’être précipité dans les flots. Je sentis plus que ne vis le danger. J’esquivai un coup de couteau et saisis le poignet de mon adversaire. Je ripostai instantanément en frappant du poing dans son coude lequel se déboîta avec un craquement sinistre : tendons et ligaments avaient été arrachés. J’attrapai ensuite ses cheveux et lui donnai un coup de genou au visage. Nez et peau éclatèrent comme un fruit trop mûr. Enfin je lui assénai un coup de sabre de main sur sa trachée artère et il mourut debout. L’un deux se jeta à l’eau et nagea en direction de la jonque. C’était le seul survivant. Le feu combatif des mes compagnons d’infortune avait eu raison de ces barbares. J’armai le fusil et visai soigneusement. La balle fit voler en éclat son crâne et il disparut sous la surface de l’eau.
- “ Excusez-moi, j’ai été stupide.
- Je comprends, lorsqu’on a en face de soi un soldat, ces questions reviennent souvent, rassurez-vous. ”
Les membres du jury n’avaient apparemment pas réagi. Mais des signes et mouvements insignifiants trahissaient leurs pensées qui se bousculaient dans leur tête.
Chapitre 4
“ Avez-vous déjà volé ? ”
Un nuage passa, obscurcissant momentanément la pièce. Dehors, il faisait déjà chaud et une cigale entonna son chant métallique. Une pie se posa sur une branche que l’on pouvait apercevoir de la pièce et la brise légère apporta aux narines de Tran-Van-Thanh l’odeur des vagues et du gazon fraîchement tondu.
Monsieur Mallurin-Combret reprit la parole.
- “ Vous avez décroché des diplômes intéressants.
- En effet, j’ai suivi le double enseignement : français et traditionnel vietnamien, obtenu des diplômes délivrés par l’Institut des Hautes Etudes pour la Sécurité, pour passer deux ans dans un camp de rééducation à planter du riz. Voyez-vous cette expérience champêtre m’a aussi apporté son lot de réflexions. Comme quoi, les meilleures écoles ne sont pas toujours celles que l’on pense !
- Vous êtes un philosophe à votre manière.
- Peut-être que l’on peut qualifier ainsi mon attitude dans la vie.
- Vous connaissez les qualités humaines et techniques exigées pour travailler dans notre groupe ?
- Bien sûr.
- Et n’avez-vous jamais été tenté par la malhonnêteté ?
- Parfois, oui. C’est beaucoup plus facile d’être malhonnête qu’honnête.
- J’apprécie votre franchise. Mais n’êtes-vous jamais passé à l’acte ? Avez-vous déjà volé ?
- Jamais. ”
Encore hébété, le visage trempé de sueur et de gouttelettes de sang, je m’adressai à Duc.
- “ Rapproche-toi du bateau, s’il te plaît. Je dois aller vérifier.”
Tremblant, je sautai sur le pont et inspectai la jonque. Il n’y avait plus personne. Je commençai à fouiller les différents coffres de bois et découvris un véritable arsenal : fusils d’assaut US “ AK 47 ”, lance-roquettes anti-chars russes, des “ uzi ” israéliens et bon nombre de cartouches. Il y avait aussi des explosifs tchèques. Je ne récupérais que trois bidons de carburant et les faisais passer à mes compagnons.
Dans l’un des coffres, je mis à jour trois sacs de jute et une sacoche qui contenaient des liasses de dollars de trois à quatre centimètres d’épaisseur, des taëls d’or et d’argent, des jades et des pierres précieuses. Je lançai mon butin à Duc. À côté du gouvernail, était posée à proximité d’un pistolet automatique Berretta, de l’héroïne. Dégoûté, je jetai tout par terre d’un geste rageur.
De retour sur le plat-bord avant, je retournai la mitrailleuse sur la jonque et tirai près d’un millier de cartouches dans la coque. Le bois volait en éclats dans un vacarme étourdissant, l’odeur de la poudre brûlait les narines et mes poumons, mais je continuais pour effacer toute trace de ces êtres abjects. La jonque presque coupée en deux commença à sombrer. Je sautai prestement sur notre embarcation puis les remous nous repoussèrent à quelques encablures. Notre moteur démarra et nous nous éloignâmes du lieu de la tuerie en nous en repaissant à titre de vengeance de ce désolant spectacle. Je ne sais plus combien de temps cela dura…
- “ Récupérez chacun votre argent, votre or et vos bijoux. Quant à ce butin repris aux pirates, nous en ferons don aux temples dédiés au Bpuddha et à la déesse Quan-Am. Les religieux quant à eux, s’occuperont de redistribuer toutes ces richesses aux plus malheureux que nous.
- “ Bien sûr. ” termina Monsieur Mallurin-Combret.
Le nuage se dissipa et la lumière crue inonda à nouveau la pièce. Tran-Van-Thanh observait chacun des membres de la respectable assemblée et se concentra à nouveau sur son entretien.
Chapitre 5
“ Loyauté, honneur
et reconnaissance ”
Monsieur Pesce se redressa, se frotta les mains fit craquer ses doigts et demanda :
- “ Monsieur Tran, ma question va peut-être paraître curieuse, mais que pensez-vous de ces mots qui ont aujourd’hui perdu de leur sens, des mots comme loyauté, honneur, reconnaissance ?
- Monsieur, votre question loin d’être curieuse, me réconforte. Ces valeurs me sont chères et je les ai toujours appliquées avec passion dans ma vie. Ces mots sont gravés sur de grands panneaux et placés devant chaque école d’arts martiaux. Il en manque cependant trois qui sont : respect, fidélité et patience. Durant ma carrière d’enseignant de ces disciplines, j’ai toujours fait en sorte de transmettre en plus des techniques de combat, cet esprit qui transforme le sport en art, qui élève les hommes et en fait autre chose que des combattants. J’ai toujours expliqué que la beauté ennoblit et adoucit notre monde. ”
Et tout en prononçant ces mots, il porta inconsciemment sa main ouverte sur son cœur. Comment ce geste fut-il interprété ? Les cinq membres de cette haute assemblée pensèrent-ils qu’il faisait allusion au serment d’allégeance ou d’adoubement ? Aux valeurs chevaleresques ? En fait, Tran-Van-Thanh avait touché la lettre qui se trouvait dans la poche intérieure de sa veste, la lettre que le sergent Hoang-Van-Minh lui avait écrite. Plus qu’un assistant, il était devenu un ami. Promu au grade de capitaine quelques mois avant la fin de la guerre, pour actes de bravoure, il était aujourd’hui installé du côté d’Eindhoven aux Pays-Bas. En plus de son entreprise d’informatique, il dispensait trois soirs par semaine, des cours d’arts martiaux vietnamiens traditionnels de l’école Nam-Ho-Quyen aux jeunes gens et moins jeunes d’ailleurs. Cette lettre donnait des nouvelles des élèves prometteurs comme le jeune Dung ou Lars qui venaient de remporter le championnat national en technique et en combat. Il était aussi question de ses petits-enfants qui avaient commencé à apprendre depuis peu, la fameuse danse de la licorne.
Nous avons continué notre route toujours vers le sud pendant deux jours et à l’aube du troisième, une sirène nous tira de notre torpeur. Un autre bateau arrivait. Je serrai contre moi la “ kalachnikov ” et l’armai.
- “ Minh prends ce pistolet, mais tiens-le bien caché. ”
Puis s’adressant à une jeune femme aux doigts fins et aux cheveux soyeux d’un noir de jais.
- “ Châu, garde l’autre à portée de main et reste à côté de moi. ”
Nous étions prêts à mourir comme nos ancêtres l’avaient fait : en combattant. Mais un pavillon tricolore et des visages bienveillants qui nous souriaient et nous appelaient, me firent venir les larmes aux yeux, celles du bonheur. Nous laissâmes glisser discrètement les armes dans la mer bleue qui non loin de là était encore rouge de sang et de feu. Criant ma joie, je n’oublierai jamais le nom de ce bateau : “ l’île de lumière ”. En grimpant à l’échelle, je pris enfin conscience que nous étions sauvés. Tout l’équipage se précipita pour nous aider. Une vieille infirmière prépara en un tour de main un espace pour le bébé de Thi-Tuy, les marins nous serraient dans leurs bras et nous pleurions de bonheur.
Le capitaine, un breton du nom de Lepallec, arborait un sourire rayonnant derrière sa grosse barbe. Il s’adressa très naturellement à moi et nous restâmes ainsi de longues heures à parler de notre périple, de nos souffrances endurées, de la vie qui reprenait et d’un avenir qui d’abstraction était devenu réalité.
- “ Avez-vous d’autres questions messieurs, mesdames ? ”
Tous firent non de la tête.
- “ Bien. Je crois que nous avons terminé. ”
Un à un, les membres de l’équipe de Monsieur Mallurin-Combret se levèrent, firent le tour de la table et vinrent serrer la main de l’impétrant.
- “ Bienvenue parmi nous. Je pense que nous allons faire du bon travail. ” dit Monsieur Gonzales.
- “ Bonne chance, Monsieur Tran. ” dit Madame Leschini en lui serrant la main. Sans la lâcher, il lui répondit :
- “ Bonne chance à vous aussi pour votre nouveau poste. ”
Chapitre 6
“ C’est ici que nos chemins
se séparent. ”
Tran-Van-Ho, assis sur un banc du jardin relisait le curriculum vitae de son oncle. Il repensa aux membres de sa nombreuse famille et au destin de chacun. D’une famille unie, ne restait que des vies éparpillées au gré de l’histoire. Son grand-père, aristocrate fortuné, mais fervent défenseur de la liberté et de la démocratie sous la tutelle française avait eu de nombreux fils et filles qui choisirent des routes différentes.
Son fils aîné abandonna fortune, titres, femme et enfants pour partir vers le nord épousant la cause communiste afin de permettre au pays de gagner son indépendance. Quel courage il lui aura fallu pour décider de ce choix ! Très récemment Tran-Van-Ho avait appris que cet oncle avait été un des proches du président Hô Chi Minh lequel lui avait proposé le poste d’ambassadeur du Vietnam en France. Mais une mort inopinée et mystérieuse l’empêcha d’accéder à cette fonction.
Deux de ses frères faisaient partie du deuxième bureau de renseignement : la police secrète chargée d’enquêter et de traquer les séparatistes communistes. L’un en poste durant de longues années au Laos mourut de la tuberculose dans un hôpital du côté de Versailles. Le second, dandy sophistiqué, séduisant et séducteur fut tué en mission à la frontière nord, dans la province du Yunnan en Chine. Trois frères, deux camps diamétralement opposés, mais tous inspiraient le respect pour la sincérité et la fidélité de leurs actions.
Deux tantes expertes en arts martiaux et spécialisées dans le maniement du bâton et des doubles sabres, avaient perdu l’esprit à la suite des horreurs de la guerre. Elles vivent actuellement en région parisienne.
Le dernier oncle, commandant de marine marchande savoure sa retraite depuis quelques années à Washington (USA).
Ces guerres fratricides les avaient séparés et bon nombre de leurs enfants avaient oublié leurs nobles racines. Ils étaient maintenant citoyens français, hollandais, américains des Etats-Unis d’Amérique, suisses, australiens…
La connaissance séculaire et familiale en arts martiaux avait failli elle-même s’éteindre. Que d’oublis, d’abandons, de destructions ! Que de pertes et d’appauvrissements de ces précieuses connaissances ! Mais au fond de chacun d’entre eux sommeillait cette flamme qui n’attendait que le moment propice pour se réveiller et s’épanouir à nouveau, qui n’attendait qu’un nouveau représentant pour la porter aux plus hauts niveaux.
Tran-Van-Ho se remémora des anecdotes amusantes, tristes, difficiles ou épanouissantes avec ses oncles et tantes, son père qui lui parlait avec fierté de l’histoire de leur pays et de leur famille, sa mère qui lui racontait de jolies histoires pleines de magie… Il se rappela leur arrivée en France, le port de Marseille, l’hôtel de la Joliette, leur premier noël sous la neige, leur appartement de la cité Bellevue avec tous les rapatriés d’Afrique du nord, les maîtresses d’école qui s’émerveillaient de sa rapidité d’apprentissage, le collège... Et puis ses maîtres qui lui apprirent les techniques des arts martiaux traditionnels vietnamiens, mais aussi les différentes philosophies inhérentes à ces pratiques. Il se rappela ses premières victoires, l’éphémère gloire des championnats, les voyages en Europe et en Afrique comme conseiller et les rencontres de gens simples ou de prince, président et gouverneur qui lui firent découvrir d’autres vies qu’il n’aurait jamais pu imaginer.
Puis le temps a fait son œuvre et les aînés ont commencé à disparaître : son oncle, son père, puis son frère, bientôt d’autres encore et lui aussi. Il se rappela sa première rencontre avec Maître Phu qui lui avait dit :
- “ Le chemin est long, la patience est amère, mais son fruit est doux. ”
Il se rappela la naissance de chacun de ses enfants et les merveilleux moments passés avec eux. Enfin les derniers mots de Maître Ba-Trang vinrent clôturer ces réflexions nostalgiques :
- “ C’est ici que nos chemins se séparent, mais ne t’en fais pas, ils se rejoindront à nouveau dès que ce cycle sera terminé. ”
Des tourterelles passèrent au dessus de sa tête et vinrent se poser sur la pelouse. Quelques moineaux sautillaient non loin du banc. Tran-Van-Ho se leva pour se dégourdir les jambes. Les oiseaux quant à eux, se dégourdirent les ailes en allant se poser plus loin. Il fit quelques pas puis s’arrêta sur un promontoire d’où il pouvait admirer les îles marseillaises, contempla cette lumière et revint s’asseoir.
Épilogue
Tran-Van-Thanh sortit quelques minutes après et trouva son neveu assis sur un banc en train de lire. Celui-ci lui jeta un regard interrogateur et pour toute réponse un large sourire se dessina sur son visage.
- “ Je suis fier de toi, cinquième oncle.
- Moi aussi, mon neveu. Tu as un peu de temps ?
- Mais bien sûr. Il est un peu tôt pour déjeuner. Nous pourrions marcher un peu ?
- J’ai une meilleure idée.
- Laquelle ?
- Si nous allions nous entraîner sur la plage ?
- En costume ?
- Pourquoi pas ? ”
La voiture fila sur la longue bande bitumée qui longeait la mer, passa devant le Palm Beach Hotel. L’air était pur car les jours précédents un fort mistral avait balayé toute la pollution. Les deux hommes marchèrent tout en conversant gaiement. Ils passèrent devant le monument dédié à Arthur Rimbaud et descendirent en direction de la plage. Il posèrent leur veste sur un banc et face à la mer d’un bleu profond, ils effectuèrent des mouvements complexes et gracieux aux noms mystérieux : “ le poisson de pagua ”, “ faire le tour de la montagne ”, “ la marche du tigre ”, “ la grue blanche déploie ses ailes ”, “ écarter les rideaux de pluie ”, “ l’enchaînement de la montagne noire ”. Ils étaient heureux.
Des retraités, imperturbables prenaient leur bain dans l’eau glacée, sous un soleil radieux. Une jeune maman promenait son enfant et un chien gambadait sur la pelouse. Une famille de tunisiens pique-niquait et l’un d’entre eux jouait du djembé. Quelques pigeons effrayés par un enfant qui essayait en vain de les attraper s’envolèrent en direction des tours du Redon avant d’obliquer vers le Prado. Ainsi est Marseille, belle, riche parce que différente par ces hommes et ces femmes qui s’y sont posés, riche par ses couleurs et ses coups de colère. Si chaleureuse terre d’accueil…
Mis à jour (Mardi, 24 Août 2010 22:59)